Penser l'eau en commun : pour une gestion de l’eau à la hauteur des enjeux climatiques de nos territoires !

Bruno FOREL président de l’ANEB, président du syndicat mixte d’aménagement de l’Arve et de ses affluents (SM3A – EPTB ARVE).
Monsieur Forel, pouvez-vous nous expliquer sur quelle base l’ANEB a été créée et quels sont ses actions et objectifs ?
Bruno Forel : La gestion de l’eau en France est en grande partie assurée par les territoires, et ce sont souvent les élus locaux qui ont la charge de cette question. Il est apparu important pour un certain nombre d’entre eux de se rassembler au sein d’une association afin de mener une réflexion commune et de faire remonter leurs avis et leurs expériences aux décideurs.
L’association réunit des élus et des directeurs d’établissements travaillant sur des questions liées à l’eau, telles que les rivières, le littoral et les plans d’eau. L’objectif principal de l’ANEB est de contribuer à la réflexion et à la prise de décision sur ces questions liées en France.
Aujourd’hui, l’ANEB participe activement au Comité National de l’Eau et intervient régulièrement auprès des ministères. Nous sommes régulièrement sollicités pour répondre à des auditions à l’Assemblée Nationale et au Sénat. Nous avons également établi des coopérations avec le ministère, l’État, l’OFB et d’autres acteurs en charge de ces questions.
Notre association est considérée comme un interlocuteur représentatif, et nous représentons la majorité des établissements publics de bassins sur le territoire français. En tant que “think tank” des personnes qui sont en contact direct avec les problématiques du terrain, nous bénéficions du retour d’expérience de nos structures, tant des élus que des techniciens, pour contribuer à une meilleure gestion de la ressource en eau dans les territoires français.

Les élus de l’ANEB au Carrefour des Gestions Locales de l’Eau 2023 à Rennes
Selon vous, quels sont les points sur lesquels la France est bonne élève en matière de gestion de l’eau et quels sont points sur lesquels nous devrions encore nous améliorer ?
Bruno Forel : La France compte plutôt parmi les bons élèves en matière de gestion de l’eau depuis les années 60, notamment grâce à la constitution des premières organisations de gestion par grand bassin versant. Nous avons développé un financement lié à la consommation d’eau qui a permis de donner des moyens et de la solidarité à l’échelle de ces mêmes bassins. Dans le domaine de l’assainissement et de la qualité de l’eau potable, la France est donc particulièrement bien placée.
Cependant, des défis demeurent. Tout d’abord, il nous faut intégrer les nécessités du monde naturel, la préservation de ressources essentielles comme l’eau, dans nos logiciels d’aménagement du territoire…. Ensuite, il est important de consolider la gestion de l’eau dans les territoires en allant plus loin dans notre démarche et soutenant une bonne gestion par sous-bassin versant.
Enfin, il est crucial de permettre à notre environnement et à notre nature nourricière de bénéficier de l’eau dont elle a besoin, pour faire face aux évolutions climatiques et préserver notre qualité de vie…. C’est un aspect de la gestion de l’eau sur lequel nous avons encore des progrès à faire…
« Nous devons comprendre, au sens profond du terme, c’est-à-dire prendre avec soi, que l’eau et l’air ne sont pas infinie, éternelle, inaltérable, et que si nous ne travaillons pas à respecter cette ressource nous allons avoir de gros problèmes. […] On reprend conscience que nous sommes un des éléments d’une nature qui doit être préservé pour que nous puissions continuer d’exister »
Sur cette question en nos points d’amélioration, vous mettez en lumière que nous adoptons malheureusement une approche plus curative que préventive en matière de gestion de l’eau. Comment pouvons-nous changer cela ?
Bruno Forel : Pour que notre gestion de l’eau soit en phase avec les enjeux contemporains, il est essentiel que nous adoptions une approche plus systémique et structurelle…. Il ne suffit pas de mettre en place des mesures d’urgence lors des périodes de sécheresse, mais plutôt d’adopter des stratégies à long terme pour préserver la ressource en eau et anticiper les problèmes.
« Il ne suffit pas de fournir des réponses prêtes à l’emploi à une personne ignorante lorsqu’elle est interrogée. En revanche, on guide un enfant à travers les méandres de l’apprentissage, en lui inculquant des modes de pensée et en lui fournissant des outils adéquats. Ainsi, il devient progressivement capable de répondre aux questions et de résoudre les problèmes. De la même manière, on ne doit pas attendre que l’eau cesse de couler pour s’en préoccuper !»
Ainsi, il faut travailler sur la restauration de nos sols, nos forêts et nos cours d’eau, en prenant en compte les spécificités de chaque bassin versant et sous-bassin. Il est nécessaire de privilégier l’infiltration de l’eau dans nos aménagements urbains plutôt que le rejet par les canalisations, tout en repensant nos habitudes constructives.
Il est également crucial d’adapter nos pratiques agricoles pour consommer moins d’eau et préserver l’humidité des sols. Cela implique de revoir les cultures qui sont trop consommatrices d’eau et de favoriser la biodiversité pour maintenir un équilibre écologique.
Enfin, notre gestion de l’eau doit prendre en compte les besoins de notre industrie. Il est nécessaire de travailler sur le refroidissement des centrales nucléaires, par exemple, pour éviter les rejets d’eau trop chaude dans les rivières.
Pour réussir ces changements, nous devons consolider notre structuration au niveau des bassins et sous-bassins, en s’appuyant sur la dimension démocratique et en travaillant de manière transversale et interdépendante.
Pourquoi s’appuyer sur la dimension démocratique de la gestion de l’eau est essentiel pour l’ANEB?
Bruno Forel : La démocratie est une réponse intéressante aux problèmes du monde, j’en suis convaincu…. Les outils de la démocratie permettent de rassembler divers points de vue et de les mettre en commun pour trouver des solutions consensuelles ou majoritaires.
La démocratie permet de créer un dialogue, une co-construction entre les différents acteurs, comme les associations environnementales, les agriculteurs, les pêcheurs, les industriels, et les citoyens. Lorsque le dialogue est profond, clair et bien mené, on peut éviter les conflits et trouver des solutions ensemble…
Régions, départements, communautés de communes, communes, doivent être partie prenante des politiques de gestions de l’eau, et doivent prêter main-forte à l’existence d’un établissement public de bassins dont les limites administratives sont calquées sur les bassin et sous-bassins versant. C’est ça qui est essentiel !
Vous soulignez que l’approche de la gestion de l’eau doit être adaptée et spécifique à chaque territoire. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de cette nécessité d’adapter la gestion de l’eau le plus localement possible ?
Bruno Forel : Les problèmes des agriculteurs de montagne ne sont pas les mêmes que ceux des agriculteurs de grandes plaines bocagères ou de plaines agricoles. Les zones humides de montagne, les tourbières de montagne, fonctionnent différemment des plaines bocagères. Par exemple, en Bretagne, on travaille à la disparition des plans d’eau artificiels, car ils sont négatifs pour l’humidité globale des sols et augmentent l’évaporation des masses d’eau. En revanche, la Dombes est une création de l’homme, avec des plans d’eau qui ont réussi leur intégration dans le système naturel, et la nature en a fait un très bon biotope.
Le comité de bassins réunit déjà, à l’échelle des grands bassins, toutes les activités et les acteurs concernés. Il faut reproduire ce modèle à toutes les échelles et veiller à ce que la question de l’eau soit posée partout dans notre territoire français.
« Les seules solutions, vraies solutions, , devront naître au ras de l’eau, au ras du territoire ! »

Photo de la DOMBES
Parmi les problématiques concernant la gestion de l’eau en France, le financement est un enjeu majeur. Pourriez-vous nous en dire plus sur la manière dont le financement de la gestion de l’eau devrait évoluer pour que celle-ci soit plus intégrée ?
Bruno Forel : En effet, le financement de la gestion de l’eau est un défi de taille. Aujourd’hui, certains domaines, tels que les syndicats d’assainissement, bénéficient de financements grâce à la consommation d’eau potable. Cependant, d’autres domaines tels que la gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations (GEMAPI) rencontrent des difficultés pour obtenir des financements suffisants.
Les agences de l’eau soutiennent certaines actions, mais elles ne peuvent pas tout financer… Nous manquons parfois de moyens pour assurer une ingénierie structurelle en amont des actions sur le terrain.
Une problématique importante concerne les stations d’épuration dont le financement est basé sur la consommation d’eau potable. Si nous utilisons de l’eau non potable pour certains usages, comment facturer ces services ?
Cela nécessite une réflexion systémique et non ponctuelle. Il est crucial d’instaurer des solidarités au sein des territoires pour financer la gestion de l’eau. Par exemple, dans un établissement public de bassin, tout le monde paie une taxe, du sommet de la montagne jusqu’en bas. Cette solidarité doit se développer dans tous les bassins .
Nous plaidons également pour un financement dédié aux politiques qui soutiennent la préservation des ressources en eau, que ce soit par le biais de redevances ou de services rendus. L’eau est un bien commun, et sa gestion doit être financièrement soutenue par suffisamment de personnes pour assurer le bon fonctionnement des établissements publics de bassins et garantir une ingénierie constante.
En somme, pour faire évoluer les modèles de financement de la gestion de l’eau, il est nécessaire de repenser nos systèmes actuels, d’instaurer des solidarités et de mettre en place des financements dédiés pour assurer la préservation et la gestion de cette ressource vitale pour nos territoires.

L’eau est un bien commun par excellence car nous sommes tous interdépendants d’une même ressource. Cela pose des questions fondamentales sur notre modèle de société et implique un réel changement de paradigme… Qu’en pensez-vous ?
Bruno Forel : En effet, la gestion de l’eau nous invite à repenser notre modèle économique et sociétal. Nous devons reconsidérer notre rapport à la consommation, notamment pour les gros consommateurs d’eau. Le paradigme actuel encourage une consommation excessive, basée sur des économies d’échelle qui ne tiennent pas compte de la rareté de la ressource en eau.
Nous devons chercher la croissance ailleurs que dans la production systématique de plus de biens en interrogeant notre rapport à la consommation, notamment avec des produits de plus en plus emballés et jetables. Pour cela, il faut impliquer tous les acteurs de la société, des passionnés de la tech aux urbanistes, en passant par les agriculteurs et les citoyens. Tout le monde doit prendre conscience de l’importance de préserver cette ressource et agir en conséquence.
« Il faut que les passionnés de la tech donnent le coup de main, il faut que les expérimentations même lointaines nous interpellent, nous interrogent… Qu’est-ce qui est transposable, qu’est-ce qui l’est pas, qu’est-ce qui est malin, qu’est-ce qui l’est moins ? […] Nous n’avons pas les moyens de sortir quelqu’un de la pièce en disant qu’il ne sert à rien ! »
J’insiste également sur l’importance de repenser le désir et le rêve dans notre société. Aujourd’hui, le désir de belles piscines, de belles voitures, de belles maisons ou de belles destinations prime sur la préservation de l’environnement. Il est donc crucial de faire évoluer ces désirs vers une nature préservée et une meilleure qualité de vie pour tous, sans en faire un privilège ou une exception.
Les défis sont importants, mais je suis convaincu que nous pouvons faire de gros progrès sur ces sujets en unissant nos efforts et en changeant notre vision du monde !
« Avant de changer la réalité, il faut effectivement commencer à faire évoluer le rêve et le désir »